Sublimes naufragés: Un siècle d’artistes belges et néerlandais à Paris
«Une petite coquette qui vous trompe et vous fait souffrir (…) mais que vous ne pouvez pas quitter»: voilà ce qu’était Paris pour l’influent journaliste flamand Paul Kenis (1885-1934), auteur aujourd’hui oublié d’une dizaine d’ouvrages littéraires. Il fait partie de la cinquantaine d’artistes et écrivains dont Eric Min dresse le portrait dans Gare du Nord. Belgische en Nederlandse kunstenaars in Parijs (1850-1950) (Gare du Nord. Artistes belges et néerlandais à Paris (1850-1950)).
Ce nouveau livre aborde un sujet d’étude aussi riche qu’intéressant, auquel Septentrion avait déjà consacré un numéro thématique en 2003. Du peintre fou Antoine Wiertz – dont l’importance ne dépasse pas celle d’une note en bas de page dans l’histoire artistique du Paris des années 1830 – à l’élan vital des peintres et écrivains de Cobra juste après la Seconde Guerre mondiale, Min nous expose les ambitions, les désirs, les succès ou les échecs d’artistes souvent jeunes ayant quitté Bruxelles, Anvers, Ostende, Zeist (près d’Utrecht), La Haye ou toute autre ville pour tenter leur chance dans l’épicentre du monde moderne.
© Stad Antwerpen
On y retrouve les noms de ceux qui ont fait de Paris leur seconde (ou même leur première) patrie, fêtés dans ses salons et consacrés par l’histoire: le prix Nobel Maurice Maeterlinck, les peintres Alfred Stevens et Kees van Dongen, les écrivains Émile Verhaeren et Georges Rodenbach, le pionnier du mouvement De Stijl Piet Mondrian et, dans les années 1930, le Liégeois Georges Simenon, que le personnage du commissaire Maigret allait rendre célèbre.
Mais tous les exilés des Plats Pays ne connaissent pas le succès qu’ils étaient venus chercher – il suffit de penser au destin de Vincent van Gogh. Le jeune peintre Jules Schmalzigaug doit par exemple quitter la capitale française après un bref séjour, «nerveux et fatigué par l’atmosphère». La «petite coquette» ne réussit pas non plus à Paul Kennis: cinq mois à peine après son arrivée, il est ramené par ses parents en Belgique, malade, épuisé et sans le sou. Pareille mésaventure arrive au poète Jan van Nijlen, qui s’était précipité à Paris pour rejoindre une jeune Française dont il s’était entiché après une nuit d’amour. Quelques semaines plus tard, on le retrouve à Anvers chez un cousin, puis dans un sanatorium à Arnhem, suffisamment requinqué pour se montrer à ses parents.
© Étienne Carjat
La gare du Nord est bien sûr le lieu de passage par où tous ces Septentrionaux rejoignent la Babylone moderne, la porte ouvrant sur une ville qui elle-même les fera s’ouvrir. À Paris, ils muent, ils s’initient à la bohème, aux hasards des rencontres dans les cafés en compagnie de jeunes venus du monde entier tenter leur chance, à l’amour libre, charnel (et parfois cruel), à la tempête créatrice qui, entre le milieu du xixe siècle et 1950, souffle plus fort dans cette ville que partout ailleurs. Beaucoup ne manqueront pas de reconnaître là l’enivrante libération du poète Hendrik Marsman. Lorsqu’il mit le pied dans la capitale de la modernité, il eut l’impression «d’avoir déposé sa fruste nature nordique à la consigne de la gare du Nord».
J’ignore si Eric Min est lui aussi doté d’une «fruste nature nordique», mais toujours est-il que rien dans ce livre ne le laisse supposer. Que le biographe de James Ensor, de Rik Wouters, d’Henri Evenepoel et de la ville de Bruxelles (eh oui, la biographie d’une ville!), le spécialiste de la photographie et de l’art fin-de-siècle sache manier la plume, nous le savions déjà, mais dans ce livre passionnant il se surpasse. Comme toujours, il a su éviter tout académisme. (Un historien affligé de ce défaut pourrait s’offusquer que l’écrivain néerlandais Eddy du Perron ne figure pas dans le livre, pas plus que Renaat Braem, l’architecte anversois qui fit en 1936 un stage d’un an chez Le Corbusier – mais oublions ce râleur.)
Gare du Nord est l’œuvre d’un narrateur hors pair, d’un esthète retraçant avec une savante facilité les tumultueuses années parisiennes de ces grands et moins grands artistes. Il se pourrait d’ailleurs que les plus surprenantes histoires soient celles de ces derniers – qui a, en effet, jamais entendu parler de l’affichiste bruxellois Privat Livemont, du photographe néerlandais Fred Brommet ou du peintre et sculpteur Henry de Groux, «fou à lier», mais habitué des salons de Mallarmé et qualifié de «sublime naufragé» par Léon Bloy? Sublimes naufragés, tous ces artistes l’étaient peut-être, d’ailleurs…
L’intérêt porté aux artistes mineurs n’est pas la seule nuance par laquelle Eric Min se démarque de l’histoire de l’art traditionnelle, il s’en distingue aussi sur un point autrement plus marquant: il accorde une grande importance aux femmes. Ainsi s’intéresse-t-il aux épouses forcées d’accepter les innombrables escapades de leur mari (ainsi qu’à celles qui ne les acceptaient pas). Il ne néglige pas les travailleuses du sexe –très nombreuses à l’époque et souvent originaires de Belgique– qui jouèrent plus d’une fois le rôle de muse et servirent de modèles pour des œuvres aujourd’hui célèbres (à moins qu’elles ne fussent victimes de la masculinité toxique du créateur).
© United States Library of Congress
Sans oublier, bien sûr, les femmes qui furent elles-mêmes des artistes ou des figures actives dans le monde de l’art. Ainsi, la Belge Camille Plateel, maîtresse à vie du galeriste Félix Fénéon, lequel introduisit le futurisme à Paris. Et l’actrice et soprane Georgette Leblanc qui, bien qu’elle-même mariée, mit tout en œuvre pour séduire le formidable écrivain Maeterlinck. Elle parvint à ses fins et ils devinrent un couple d’artistes. Et un siècle plus tard, n’est-ce pas grâce à Elly Overzier, de passage dans la capitale française pour une audition, que le jeune Hugo Claus eut la chance de venir s’y installer?
Dans Gare du Nord, les influenceurs se pressent dans les vernissages, les cas #MeToo avant la lettre ne manquent pas, et le statut «c’est compliqué» de Facebook sert à caractériser une relation particulièrement complexe entre cinq personnes
«Il faut être de son temps avant tout!» clamait l’érotomane Félicien Rops, coqueluche du Tout-Paris, et à qui Min consacre un passionnant chapitre. Lui-même aura en tout cas suivi ce précepte, non seulement en introduisant dans ses réflexions des thèmes du xxie siècle, mais aussi par son vocabulaire. Dans Gare du Nord, les influenceurs se pressent dans les vernissages, les cas #MeToo avant la lettre ne manquent pas, et le statut «c’est compliqué» de Facebook sert à caractériser une relation particulièrement complexe entre cinq personnes. Eric Min rend ainsi son livre plus accessible à une génération pour laquelle Paris n’est peut-être rien de plus qu’un joli décor à l’arrière-plan d’un selfie. Naufragés? Peut-être. Mais sublimes? On peut y contribuer.
Éditeurs français, ce livre a grand besoin d’une traduction. Les milléniaux francophones le liront avec beaucoup de plaisir. Dès leur arrivée à la gare du Nord, ils posteront un selfie. Hashtag #garedunord.